Chapitre dix-septième.

Les bureaux fonctionnent comme de coutume, c’est-à-dire qu’ils font semblant de fonctionner. Les queues sont là, dans les rues. Assemblée extraordinaire à l’usine. Séance extraordinaire au rayon. Téléphones. La ville attend l’événement qui se ramasse quelque part au-dessus d’elle, dans des régions inconnues, pour bondir sur l’immense proie. Malheur aux vaincus ! Une jeune femme enceinte – car la maternité désarme le soupçon – et une vieille femme à cheveux blancs préparent les faux papiers de l’organisation illégale qui continuera demain, dans la ville perdue, l’action du parti ; elles ne savent pas qu’elles sont déjà vendues à l’ennemi ; que l’on a leurs adresses ; que les faux passeports étrangers qu’elles achètent sont doublement faux… Des régiments s’apprêtent mornement à une suprême bataille grosse d’un épouvantable sauve-qui-peut. Les bataillons spéciaux du parti, casernés autour des comités, murmurent que rien ne se fait pour l’évacuation, que les chefs auront des trains et des autos, eux, pour filer, tandis que les pauvres bougres feront des martyrs. Les ouvriers, dans les usines mortes, réclament de la farine et chapardent les métaux, les outils, les planches des clôtures, les tôles, les cordes, les câbles… Des nuées chargées de pluie apportent des rumeurs de trahison, d’incendies, de défaites, d’exécutions. Les Cosaques ont pillé le palais de Gatchina. Le grand écrivain Kouprine est passé à l’ennemi. « Ils pendent tous les juifs, tous les communistes, jusqu’au dernier ! » Fin de classe, dans un préau d’école taché de flaques de boue, Rachel et Sarah, qu’on croirait nées sous des palmes au seuil d’un désert biblique, sont tout à coup entourées de gosses.

– Youpines, youpines, on va vous étriper bientôt !

– Les enfants aussi ? s’enquiert Madeleine aux tresses blondes.

– Tous, tous !

Les petites juives s’en vont se tenant par la main, et la future terreur les environne déjà d’un vide bizarre.

– Qu’est-ce que c’est : étriper ? demande Rachel à son aînée.

Mais l’aînée qui a envie de pleurer, presse le pas.

– Tais-toi, tu ne comprends jamais rien.

Comment voudriez-vous que la ville tienne quand la République tout entière va s’écrouler. Les experts ont approfondi le problème des transports, le problème du ravitaillement, le problème de la guerre, le problème des épidémies. Ils concluent qu’il faudrait un miracle. C’est leur façon de dire au Conseil suprême de la défense : « Vous êtes en faillite ! » Ils se retirent, très dignes, voilant leur arrogance d’augures. L’un sait que l’usure des voies ferrées sera mortelle en moins de trois mois. L’autre que les grandes villes sont condamnées à mourir de faim à la même échéance. C’est mathématique. Le troisième que le programme minimum de la fabrication des munitions est parfaitement irréalisable. Le quatrième annonce l’extension des épidémies. Leurs dossiers contiennent toutes les feuilles de température de la révolution. Cette courbe de fièvre est mortelle. On ne force pas l’histoire. On n’organise pas la production par la terreur, voyons ! avec un des peuples les plus arriérés de la terre ! À peine s’ils taisent leur arrêt par déférence pour les hommes d’énergie qui se sont embarqués dans cette formidable aventure, qui sont perdus, mais dont on étudiera longtemps les moindres fautes. Comment les expliquer, ces hommes ? Voilà bien le problème des problèmes. Il y a de la crainte dans cette déférence, de l’ironie, peut-être même du regret.

Les experts sont partis. Deux hommes restent en présence au milieu du Conseil suprême, pareil, en effet, avec ses mines soucieuses et ses papiers couverts de chiffres spécieux, au conseil d’administration d’une entreprise terriblement déficitaire. Passif : la terreur blanche à Budapest, la défaite de Hambourg, le silence de Berlin, le silence de Paris, l’hésitation de Jean Longuet, la perte d’Orel, la menace sur Toula. Passif : que nous n’étions rien hier, que nous sortons de la misère, des ténèbres, de la perpétuelle défaite. Actif : les dépêches d’Italie, les grèves de Turin, les exploits de partisans dans la taïga sibérienne, la rivalité entre Washington et Tokyo, les articles de Serrati et de Pierre Brizon. Actif : la science, la volonté, le sang des prolétaires. Actif encore : passif épouvantable d’une civilisation qui porte au flanc la plaie de la guerre. Par la propagande, les onze mille assassinés de la terreur blanche de Finlande sont passés à l’actif…

À cet instant, au milieu du labeur et du silence des masses, le débat se résume entre deux têtes. Ce sont celles dont on retrouve partout les effigies lassantes : dans les demeures, dans les bureaux, dans les clubs, dans les journaux, aux devantures des photographes flagorneurs qui se disputent l’honneur du cliché, aux portes des édifices publics. Une fois, ces deux hommes, de bonne humeur après un gros succès dans la nationalisation des houillères, ont échangé sur cette iconographie des mots ironiques :

– Quelle consommation de portraits, dites ! Ne croyez-vous pas qu’on exagère ?

– L’envers de la popularité, mon ami ; ce sont les arrivistes et les imbéciles qui la font mousser.

Ils étaient sarcastiques tous les deux, mais différemment : l’un, bonhomme, au grand front dénudé, aux pommettes légèrement accentuées, le nez fort, un brin de barbe roussâtre, un grand air de santé, de simplicité, d’intelligence finaude. Un rire fréquent bridait ses yeux, alors rapetissés, pleins d’étincelles vertes. Il avait à ces moments le front énorme et bosselé, la bouche grande, une expression joviale qui révélait à l’observateur, mêlés aux traits de l’Européen, des traits d’Asiatique. L’autre, juif, avec, par moments, une puissante laideur d’aigle dans le grand pli de la bouche aux lèvres fortes, une intelligence aiguë dans le regard, un port de tête de conducteur d’hommes, une certitude intérieure que les myopes pouvaient prendre pour du vieil orgueil ; et dans le rire un masque méphistophélique assez trompeur, car cet homme gardait une capacité de joie d’adolescent pour qui la vie est toute à conquérir. Ils rirent de leurs propres portraits.

– Pourvu, dit l’un, que nous vivions assez pour en arrêter l’impression !

– Souhaitons, dit l’autre, de vivre assez pour n’être point béatifiés !

Ils savaient qu’on ne retourne pas le monde sans s’appuyer sur les plus vieilles roches.

Le sort de la ville se décide entre eux. Qu’est-ce qu’une ville, même celle-là ! Le front sud importe davantage. C’est ici qu’il faut tenir : garder l’arsenal de Toula, la capitale centrale, les clefs de la Volga et de l’Oural, le foyer de la révolution. Gagner encore du temps, même en cédant du terrain. Concentrer les forces. Rien ne sera perdu après ce coup très dur. On peut évacuer la ville puisque la situation devient intenable. L’ennemi ne pourra pas la nourrir. Ce sera un brandon de discorde entre les Blancs et leurs alliés. Déjà l’un de ces hommes, celui que caractérise la plus grande prudence dans l’exécution du dessein conçu par la plus grande audace, s’apprête à ramasser dans une défaite acceptée des armes nouvelles.

L’autre penche de coutume pour les solutions de l’énergie. La meilleure défense est dans l’offensive. Deux cent mille prolétaires, même à bout de force, doivent pouvoir tenir contre une armée dix fois moins nombreuse qui leur apporte le joug. Deux cent mille prolétaires peuvent être une masse amorphe vouée à l’esclavage, une foule en marche vers quelque immense victoire ou quelque horrible défaite, une force invincible et inexorable plus forte que les vieilles armées, capable elle-même d’enfanter des armées passionnées. Une conscience obscure transforme les foules soumises en foules rebelles ; une conscience nette éveille la masse à l’organisation et suscite plus tard les armées. Il n’y faut qu’un ferment humain.

La thèse de la résistance l’emporte. Le chef de l’armée secoue sa crinière noire. Un éclair railleur voile dans ses lorgnons le regard préoccupé. Le pli de sa bouche se détend.

– J’envoie les Bachkirs !

Le rire des deux hommes déconcerte un instant le conseil. C’est une trouvaille, cette cavalerie des steppes jetée sur Helsingfors si la Finlande bronche ! (Autre chose est de savoir ce qu’ils valent au feu, les Bachkirs…) Il va couler des flots d’encre en Occident. Pas mal. Manœuvrer la presse de l’ennemi est un avantage.

– En la prenant par la bêtise, l’effet est certain.

– Je la prends par la bêtise, l’exotisme et la frousse.

Des bataillons gris s’écoulaient par les rues des faubourgs. Trois mille têtes silencieuses rangées sous les larges colonnes blanches du palais de Tauride écoutaient Trotsky scander, ainsi qu’un anathème, la menace de la révolution. Cette menace gagnerait demain de proche en proche, au pays des lacs blancs et des bois pensifs ; elle pénétrerait, mauvaise ombre, dans les jolies maisonnettes d’un peuple blond, au teint clair, fier de sa propreté, de son bien-être, de ses jeunes filles qui font de l’aviron et lisent Knut Hamsun, d’être le plus policé du globe et d’avoir noyé sa commune dans le sang.

– La route qui mène de Helsingfors à cette ville mène aussi de cette ville à Helsingfors !

Trois mille paires de mains applaudissent, car c’est retourner la chance, transformer le péril en puissance. L’homme qui lève la main pour frapper se sent plus fort que celui qui lève la main pour parer.

– Nous nous sommes tus, bourgeoisie de Finlande, quand tu vendais ton pays à l’étranger. Nous nous sommes tus quand tes aviateurs nous bombardaient. Nous nous sommes tus quand tu massacrais nos frères. La coupe est pleine !

Pleine, oui, chacun le sentait dans cette fournaise obscure où les fronts indistincts se chargeaient d’une nouvelle colère.

– Eh bien ! frappe ! Ose-le ! Nous t’annonçons l’extermination. Nous massons à tes portes la 1re division bachkire…

Qu’un jeune peuple des steppes venge ses morts de l’Oural et les morts de toutes les communes assassinées sur les négociants bien rasés qui négocient depuis des mois notre perte. La révolution traquée se retourne et te montre, Europe, de nouveaux visages. Tu as repoussé les prolétaires qui te déclaraient la paix. Tu les as mis au ban de ta civilisation parce qu’armés de ta science, ils ont entrepris de rebâtir le monde qu’ils portent sur leurs épaules. Soit ! Nous sommes autres encore. Nous avons aussi – le poète a dit vrai – des cavaleries scythes ! Nous les jetterons sur tes villes proprettes aux façades claires, sur tes églises luthériennes aux clochetons de briques rouges, sur ton Parlement, sur tes chalets confortables, sur tes banques, sur tes gazettes bien pensantes !

On vit passer dans les larges artères droites ces cavaliers coiffés de bonnets en peau de mouton, gris ou noirs, montés sur de petits chevaux roux au poil long qui ne savaient pas caracoler. Des commissaires à pince-nez précédaient les escadrons. Il y en avait qui portaient, agrafés sur leurs tuniques en guise d’insignes, le portrait-médaillon de Karl Marx. C’étaient pour la plupart des nomades jaunes aux faces assez plates, larges et musclées, aux yeux petits. Ils semblaient heureux de cheminer dans une ville où le sabot des chevaux ne frappait jamais la terre, où toutes les maisons étaient de pierre, où les autos bondissaient souvent, mais qui manquait fâcheusement d’abreuvoirs. Et l’existence devait y être triste puisqu’il n’y avait ni ruchers, ni troupeaux, ni horizons de plaines et de monts… Leurs sabres étaient fleuris de rubans rouges. Ils coupaient leur chant guttural de coups de sifflet qui faisaient passer des frissons courts dans les crinières des chevaux.

Le soir, les commandants, les commissaires, les membres des comités, les hommes appartenant au parti, autorisés à sortir, erraient dans les rues mal famées, cherchant des prostituées. On répéta bientôt qu’ils étaient presque tous malades. Ils payaient bien, car beaucoup étaient riches dans leur pays ; ils étaient doux, curieux, caressants et brutaux avec les femmes de la rue, trop blanches, trop remuantes et trop bavardes à leur gré, qu’ils intimidaient par une sorte de gaucherie. Ils connurent Dounia-vipère, Katka-petite-pomme, Marfa-nez-camus. L’un d’eux laissa dans le ventre rose de Katka-petite-pomme un couteau courbe au manche d’os. Dans leur pays, les femmes connaissent des danses lentes et des chœurs que l’homme n’oublie jamais. Elles portent sur leurs longues robes rouges des pectoraux chargés de rangs de monnaies que l’on se passe de génération en génération : gros roubles d’argent de Pierre et des deux Catherine, aigles noircis de tous les autocrates, monnaies de trois siècles. Le dessin de leurs robes se transmet de plus loin. Elles adorent le corail ; et elles chantonnent, au seuil des basses maisons de bois ou des grandes tentes rondes, en broyant le grain dans des meules qui ne sont que des troncs d’arbres coupés. Leur geste est encore celui des femmes des premières tribus turques qui vinrent dans le pays de la Biélaia, chassées par la sécheresse et la guerre, il y a tant de siècles que les historiens s’y perdent. Peut-être les ancêtres de ces cavaliers donnaient-ils à leurs ruches la forme qu’elles gardent aujourd’hui, bien avant qu’il y eût des sophistes à Athènes.

Rentrés des bouges, plusieurs s’accroupissaient en cercle dans la chambrée pour réveiller des projets. Ceux-là se sentaient les fils d’un peuple ressuscité. Ils évoquaient avec amertume le grand Kouroultai de 1917 qui proclama l’indépendance nationale. Ils pesaient mot à mot leur rancune de se battre pour les autres, leurs espoirs de gloire, l’espoir plus précis de se faire payer, des pensées plus lourdes encore. L’homme qui venait de posséder, dans un silence de félin, Dounia-vipère, maintenant les reins vides, les ongles noirs, le crâne mordu de bêtes sous la tignasse, citait en nasillant le poète nogaï :

L’aurore rose réveillera les chevaux de l’Orient,

Les bouleaux blancs salueront les chevaux de l’Orient…

Kirim accroupi en face, continuait d’une voix chantante :

Les flèches du soleil guideront les chevaux de l’Orient…

Kirim coiffait toujours, même sous l’énorme bonnet de mouton, une calotte verte brodée en or de caractères arabes. C’était un homme instruit dans le Coran, la médecine tibétaine et la sorcellerie des chamans qui savent conjurer les esprits, appeler l’amour ou la pluie, déchaîner les épizooties. Il connaissait aussi par cœur des passages du Manifeste communiste.

Pour rire, ils réveillent Kara-Galiev, dont on entend le ronflement sifflant.

– Quelle heure est-il, Kara-Galiev ?

Kara-Galiev a gardé pendant quinze ans les troupeaux dans la steppe d’Orenbourg. Les vents secs ont rongé la peau de son visage comme des acides. Il est ridé à trente ans, autant qu’un vieux de soixante qu’il se croit parfois, ne sachant pas exactement le compte de ses années. Il porte sur sa poitrine, suspendue à même la chair rarement lavée, une montre en or, pareille à une grosse amulette, sur le boîtier de laquelle on a gravé :

Au soldat Ahmed Kara-Galiev

de l’Armée rouge des ouvriers et des paysans

Pour sa bravoure

Sachant la place de chaque mot, Kara-Galiev s’imagine parfois qu’il sait lire. Son sommeil d’homme des plaines est léger. L’heure ?

Il sort sa montre qui ne marche plus depuis qu’on la lui a donnée au son de l’Internationale, sous les drapeaux rouges, sans qu’il sache exactement pourquoi : car il avait, le même jour, volé un cheval, fui devant une ombre et trouvé une mitrailleuse abandonnée par l’ennemi au milieu du combat. Il porte la montre à son oreille et la secoue. Tic, tac, tic, tac. Le petit bruit du temps devient un instant perceptible. Kara-Galiev traverse sans bruit la chambrée sur ses pieds nus, fourchus comme ceux d’un faune, et va renifler dehors l’air d’une nuit sans étoiles. Kara-Galiev est infaillible : tant de nuits différentes ont déroulé sur sa tête crépue leurs tapis d’étoiles, leurs dômes de glace, leur infini, leur néant, qu’un sens nouveau de la durée lui est né. L’obscurité sera pareille dans une heure, deux ou trois ; mais il dit :

– La troisième heure après le coucher du soleil.

Et c’est la troisième heure après le coucher du soleil.

L’Office central de l’éducation politique envoyait des conférenciers expliquer le socialisme à ces guerriers. Ils partirent pour le front avec des colonnes de jeunes moujiks de Riazan en tenue kaki, des bataillons dont les combattants en casquettes serraient leurs cartouchières sur de vieux pardessus, les beaux équipages de la flotte tout habillés de noir, étonnamment propres et bien nourris. Sur les hauteurs de Poulkovo, non loin de l’observatoire dont la grande lunette était braquée sur des amas d’étoiles au sein de la Grande Ourse, situés à des milliers d’années-lumière, cette cavalerie du XIIIe siècle fut décimée par des obus fusant tournés à Saint-Denis. La trépidation du sol, causée par le tir de l’artillerie, contrariait les observations de l’astronome Moïse Salomovitch Hirsch.

Le parc de Dietskoé entrait, couvert de feuilles mortes, dans un abandon définitif. L’oubli tombait sur les pavillons et les statues semés au bout des allées droites pour le plaisir des impératrices. Des Bachkirs admiraient la petite mosquée blanche au bord du lac. Le sommeil d’une horde éreintée emplissait d’épais ronflements le Théâtre-Chinois entouré du grand calme des sapins. Par les portes ouvertes s’échappait une odeur de tanière. Des convois de blessés passaient au fond du parc ; des yeux affaiblis reflétaient, dernières images de la vie, la pointe dorée d’un minaret au bord de l’eau, la blancheur lisse du lac couleur de morne ciel, les colonnades d’un belvédère sur une hauteur lointaine et, formant une sorte d’éblouissante couronne, les clochetons dorés du Palais Catherine. Là veillaient aux portes un vieux conservateur terrifié, l’ancien portier du palais, Trifon, armé d’un fusil de chasse, une femme blême en serre-tête rouge. Trifon, barbu jusqu’aux yeux, se taisait farouchement. Quand claquaient on ne savait où des coups de fusil longuement répercutés par l’écho, Trifon faisait quelques pas sur le trottoir, inspectait la rue, la grille du nouveau jardin et, devant la petite église blanche et bleue, se signait vite, cinq, six, sept fois, la tête nue. La carabine inutile déparait sa silhouette de pèlerin. Il croyait venue la fin des temps, mais ne doutait pas qu’il fallût, contre la colère de Dieu même, préserver du pillage le palais qu’il gardait depuis trente ans. Le conservateur grelottait de fièvre dans un paletot trop large pour sa taille d’insecte. Des franges de boue sèche alourdissaient le bas de son pantalon rayé. La femme au bandeau rouge avait un regard insensé et des lèvres sèches presque noires. La joie de n’avoir pas été pendue l’avant-veille l’éclairait en dedans. Pour se rassurer elle-même, elle rassurait ses compagnons : « Ne craignez rien, j’ai ma carte du parti. » Les toutes petites prunelles noires de Trifon s’arrêtaient alors sur elle avec un rire secret mêlé d’un peu de haine. Derrière les portes cadenassées et les volets clos dormaient dans un demi-jour tombal les vastes salles parquetées de bois rare, la salle d’ambre, la salle des portraits peuplée de spectres en costume d’apparat, la salle d’argent, la salle des lions aux teintes fauves, la salle des miroirs…

La division bachkire pansait ses blessures – ce qui n’était pas facile car les bandages manquaient – et cuvait sa fatigue dans un sommeil noir. Un commandant coiffé d’une calotte verte brodée d’or vint seul se faire ouvrir les portes du palais.

– Je suis Kirim, commandant de la 4e, membre du parti !

Le conservateur tint à ôter lui-même les cadenas. Lui-même guida le visiteur à la face immobile, à travers les appartements impériaux. Kirim allait en silence, surpris, après des journées de combat désordonné dans la pluie, par cette pénombre réchauffée d’éclats d’or. Il eût volontiers dormi sur ces parquets comme sous le ciel des pâturages. Les lustres de cristal se renvoyaient, dans leur tremblement infinitésimal, des scintillements d’étoiles perdues. Il dit seulement, devant les vases en malachite :

– C’est à nous.

Le conservateur, craignant que son hôte ne prétendît emporter les vases, murmura :

– … portés à l’inventaire des biens nationalisés… et ajouta : « Ils sont très lourds… »

– Je veux dire, reprit sévèrement Kirim, pierre de l’Oural. Notre Oural.

Kirim aperçut un peu plus tard, devant un péristyle blanc, un grand marin qui semblait s’être bien battu, car du sang grenat maculait le bas de son manteau. Il tenait par la bride un cheval d’officier. Butin. Des chiffons splendides, arrachés à pleines mains aux garde-robes de la dernière impératrice, étaient fixés à l’arrière de la selle, sous de rudes courroies, en un informe ballot. Kirim s’approcha et conseilla simplement :

– Tu ferais mieux, camarade, de laisser là les biens de la République. Il faut être conscient.

Le marin, vérifiant de la main l’ajustement de la selle, lui jeta joyeusement par-dessus son épaule :

– La République, je la… tu comprends ? Te fâche pas, Gueule-de-Citron, petit frère, j’ai pas tout pris. Il en reste pour toi.

Kara-Galiev se montra au bord de la pièce d’eau. Il boitait. D’autres formes grises s’entrevoyaient au travers des saules pleureurs. « Hé ! » cria Kirim. Il bondit comme un chat, empoigna le marin à bras-le-corps et tous deux roulèrent entre les jambes du cheval. La bête, un instant effarouchée, regarda avec curiosité la double forme humaine se débattre dans la boue. Puis son attention se fixa sur une calotte verte brodée d’une belle inscription arabe : « Il n’y aura pas de cité, dit Allah, que nous ne châtiions d’un châtiment terrible. »

Le destin de Iégor fut ainsi brisé net.